Aujourd'hui,
je vois avec l'expérience du passé ce que le futur sera pour moi.
J'ai connu l'amour alors qu'il était prohibé. La mort s'annonçait
comme étant la seule issue que notre histoire pouvait connaître. La
Mort... . Elle est ma collègue de travail. Je la vois tous les
matins, dans ces regards gorgés de sang par la fatigue et la
maladie, et le soir, couchée sous ces draps blanc qui défilent et
disparaissent dans ces fosses, derrière le bâtiment C.
Ana
était une jeune fille, fraîchement débarquée d'un convoi en
provenance de Prague. Elle était d'ascendance bourgeoise et avait
toujours vécu dans l'aisance et le luxe. Les premiers jours, elle
était comme les autres, fière, la tête haute. Elle ne voulait pas
courber l'échine devant nous, ce que je pouvais comprendre malgré
ma position. Mais au fur et à mesure que le temps s'écoulait, que
la nourriture et le confort lui manquait, que la crasse s'installait
sur ses vêtements et sa peau, elle perdait de son éclat. Sa posture
était de plus en plus timide et frêle. Les épaules tombantes, les
jambes traînantes, Ana ressemblait chaque jour un peu plus à un
zombie, un être décharné qui déambulait sans but, errant sans vie
dans un monde d'immondice.
Il
était 8:03 et les fourneaux du bâtiment C tournaient à plein
régime. Comme chaque jour, une odeur épouvantable venait attaquer
nos narines. Des toussotements se faisait entendre dans la cour où
tous étaient. Ci et là, on pouvait voir les « survivants ».
C'était ainsi que l'on avait appelé ceux qui voulaient rester
debout malgré la contrainte, ceux dont la faible lueur d'espoir
suffisait à faire fonctionner la locomotive de leur vie. Mais parmi
eux se confondaient les fous, séniles ou tarés. Ana, elle, restait
en marge d'eux, sans pour autant les fuir. Elle semblait avoir trouvé
l'endroit idéal, entre la vie et la mort. La mort... .[...]
La
fumée que vomissait la cheminée avait disparu un court instant.
Tous s'étaient alors stoppés et avaient tourné la tête vers le
grand tuyau de pierre qui s'élevait vers le ciel. Le silence vint
alors assommer le camp. Seuls les oiseaux et les branches d'arbres
qui dansaient sous la course du vent, maintenaient l'illusion de vie.
Puis un bruit sourd résonna, comme la claquement d'une lourde porte
en fonte, et la fumée fut à nouveau recrachée par la cheminée. Et
la journée reprit son fil. Comme à chaque reprise, des sanglots
s'élevèrent de part et d'autre de la cour. Tous savaient qu'ils ne
reverraient plus les autres. Cela faisait trois semaines qu'Ana était
arrivée, et elle avait déjà perdu plus de la moitié de son
groupe. Une sénile pleurait plus que les autres, non loin d'elle,
comme à chaque fois que la fumée revenait. Elle se balançait sur
elle-même, marmonnant des flots de paroles incompréhensibles entre
deux sanglots. Puis le silence revint. Plus personne n'osait dire un
mot, de peur de craquer. Ana non plus ne disait rien. Et cette
fois-ci, elle ne dérogea pas à la coutume. Elle ne parla pas, elle
chanta. Tout bas, d'abord, en se rapprochant de la Sénile pour la
consoler, puis un peu plus fort, quand celle-ci se fut calmée. Sa
voix était claire et posée. Malgré son état pitoyable, elle
rayonnait par son chant.
Je
n'en comprenais pas un mot. C'était sans doute un chant religieux.
Sans
doute. La vielle dame reprit avec Ana, en se calant contre elle,
cherchant plus de réconfort en son sein. Les survivants d'à côté
reprirent également en chœur, avec plus d'entrain. Ana chantait
avec son cœur, pas seulement avec sa voix. C'était sans doute pour
cette raison qu'il s'est laissé envoûter. Bientôt, tout le camp
chantait. La mélodie résonnait en une mélopée qui s'élevait plus
haut que les nuages s'échappant de la cheminée du bâtiment C.
Le
Chef était sorti pour voir ce qu'il se passait. Il avait vu
l'attroupement et avait soupiré. Une seconde plus tard, il avait
dégainé son pistolet et avait tiré au hasard dans la foule. Une
femme est tombée à terre, écrasant son bébé de tout son poids.
Ana n'avait plus chanté. Mais elle m'avait vu.
Quand
la femme est tombée, Ana dirigea son regard vers la terrasse d'où
le commandant avait tiré. Seul restait un soldat, immobile au
garde-à-vous, son arme posée au sol contre sa jambe. Ana prit alors
le bébé que quelqu'un avait tiré de dessous sa défunte mère.
Elle le cala contre elle comme elle avait fait pour la vielle dame
triste, et s'avança vers la terrasse. Elle planta alors son regard
vert dans les yeux bleus ciel du soldat. Elle restait là sans
bouger, à fixer le soldat. Les jours suivants elle reprit sa place,
toujours avec le bébé, fixant le soldat. De sa petitesse sale elle
écrasait la grandeur propre du soldat. Il redoutait sa venue tous
les jours. De temps à autre, il baissait les yeux pour croiser son
regard, mais l'intensité qui brillait dans les yeux verts d'Ana lui
faisaient toujours détourner le regard. Il était trop insoutenable,
accusateur et juste.
Je
lui disais : « Vas-t-en, vas-t-en. Laisse-moi tranquille »
mais elle ne bougeait pas. Je ne pouvais pas parler trop fort sinon
mon Chef aurait entendu. Il serait venu et l'aurait tuée. Je ne
pouvais pas me résigner à le laisser faire ça. Peut-être
aurais-je dû. Elle n'aurait pas eu à endurer tout ça.
Un
jour, alors que les fourneaux se rallumaient une nouvelle fois, Ana,
qui était toujours devant le soldat, se remit à chanter. Elle
chantonnait tout bas pour que seul le soldat l'entende. Ce sont les
gémissements du bébé affamé qui ont alerté un autre soldat. Il
était venu voir ce qui se passait et avait vu Ana en train de
chantonner la même chanson que la dernière fois. Il avait voulu
sortir son arme, mais le garde l'arrêta, sans trop savoir pourquoi.
Alors le soldat mit Ana aux cachots, laissant le nourrisson à la
première personne trouvée.
Je
lui ai apporté sa portion de nourriture une fois. Maigre portion en
réalité : un bout de pain et un tasse d'eau crasseuse. Je me
souviens qu'elle était assise tranquillement contre le mur, juste à
côté de la porte. De sa place elle captait le peu de lumière qui
entrait par le soupirail, et tous les bruits de couloirs qui
vibraient contre la porte en bois. Elle m'attendait, elle devait
avoir entendu mes pas. J'ai ouvert la porte. Il faisait si sombre que
mes yeux mirent du temps à s'y faire. Elle flottait encore plus dans
les vêtements qu'on lui avait fourni à son arrivée. J'ai posé le
plateau et me suis retourné. Elle n'avait pas dit un mot, et moi non
plus. À vrai dire, je ne connaissais pas sa voix. La seule fois où
je l'avais perçue, c'était quand elle chantait, mais je n'avais pas
saisi de sons distincts. D'ailleurs, à ce moment, je ne connaissais
même pas son nom. Elle était bizarre, et me perturbait. Quand j'ai
fermé la porte, j'ai entendu qu'elle parlait, enfin.
« Ana. »
« Pardon
? »
« Je
m'appelle Ana. C'est mon prénom. »
Je
n'ai su quoi répondre. Mais je revenais, une fois par jour, lors de
ma pause. Elle ne parlait pas beaucoup. Chaque jour elle me disait
quelque chose de nouveau sur elle. C'est comme ça que j'ai su
qu'elle n'habitait pas Prague, mais une petite ville bourgeoise
d'Autriche. Elle m'a dit qu'elle était riche avant, et que
maintenant qu'elle avait tout perdu, elle comprenait mieux la vie.
Bizarrement elle semblait plus heureuse dans son horrible situation
qu'avant, d'après ce qu'elle me disait. Elle était très
intelligente comme petite. Elle avait dix-huit ans. Un jour, c'est
moi qui suis allé lui parler.
« Apprends-moi
! »
« Que
veux-tu apprendre ? »
« Le
chant, celui de la dernière fois... »
« Tu es
fou. »
« J'essaye
de comprendre, c'est tout »
« Tu ne
comprendrais pas. »
« Aide-moi
à le faire, alors. »
« Non. »
« Pourquoi ? »
« Parce que
le temps nous manquera. »
« Pourquoi
dis-tu ça ? »
Elle ne m'a
jamais répondu. En fait, c'est le Chef qui l'a fait à ma place. Un
jour, il a réuni tout le monde. Toute l'équipe était là, que ce
soit des soldats ou des chercheurs. On nous a dit que c'était la
fin, qu'il fallait tout détruire. Que tout devait disparaître. Je
ne voulais pas faire d'histoire alors j'ai obéi aux ordres. J'étais
responsable des baraquements. Une fois vide, je devais y mettre le
feu. Très vite, le camp était devenu un immense brasier. À travers
les flammes, je pouvais voir le bois qui crépitait et se tordait
comme un homme sous milles tortures. Derrière moi, j'ai entendu une
voix faible et éloignée. En me retournant j'ai vu la foule de
prisonnier qui s'entassait dans des camions. On allait les transférer
dans un autre camp près d'une ville nommée Auschwitz, dont je ne
connaissais rien à l'époque. Dans un des camions j'ai vu Ana qui
chantonnait, la main dans celle d'une vieille dame. Alors que le
moteur du camion s'allumait, elle leva la tête dans ma direction.
Nos regards se sont croisés. J'ai lu dans ses yeux une puissante
sérénité. De nous deux j'étais le plus effrayé. Un camarade vint
à l'arrière du camion pour rabattre la bâche sur les prisonniers.
Le regard de la jeune fille fut avalé par le treillis militaire et
le convoi parti. Je n'ai appris que bien après ce qui s'est passé
là-bas. Si j'avais su, si seulement je savais... .
Le soldat eut tu ses
mots. La lumière dans la salle s'étouffa pour ne laisser que la
pénombre. Des mains solides l'agrippèrent par les bras et il se
laissa faire. Il se laissa traîner jusqu'à un immense poteau de
bois où il fut attaché, les yeux bandés. Alors sa mémoire joua
pour lui. Les mots lui vinrent, la mélodie se fit d'elle-même. Et
le soldat chanta. Le soldat chanta pour la dernière fois avant que
les oiseaux ne s’envolent. Il chantait la berceuse de la Mort.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire