Le bruit des clés
dans la serrure de l'appartement me réveille. Sans ouvrir pleinement
les yeux, au risque de ne pas me rendormir, j'ai déjà franchi la
porte de ma chambre. Traînant des pieds et l'esprit embrumé, je ne
vois pas grand-chose dans le noir et je manque de trébucher sur le
tapis. Je sens le courant d'air venant de la cage d'escalier venir
lécher mes jambes dénudées, ce qui a le don de me faire
frissonner. D'une voix mal réveillée, je m'entends demander :
« C'est toi, mon
amour ? »
Pour seule réponse,
j'ai le droit à un baiser à la volée. Cela va bientôt faire deux
semaines qu'il rentre tard le soir, où le matin ; tout dépend de la
façon dont on voit les choses.
« J'file sous la
douche. » me dit-il à mi-voix. Il sait qu'il rentre tard et comme
d'habitude, il parle tout bas pour ne pas réveiller mes migraines. «
Va te recoucher, j'arrive tout de suite. »
Je profite de son
passage pour lui caresser le dos en signe d'accord avant de tourner
les talons pour aller m'affaler dans notre lit. J'entends l'eau
siffler dans les tuyaux de la plomberie pendant une petite dizaine de
minutes. Le temps me paraît incroyablement long, mais je mise sur ma
fatigue chronique. Je l'entends enfin quitter la salle de bain. Le
matelas rebondit sous son poids et je sens ses bras chauds, bien que
légèrement humide m'enlacer. Il me sert contre lui et pose
doucement ses lèvres sur ma joue. Là je me sens bien, car il est
enfin rentré et qu'il est là, avec moi.
« Tu m'as manqué
aujourd'hui. J'aurai voulu dîner avec toi. » lui soufflé-je.
« Désolé,
j'avais un dernier dossier à gérer. »
« A trois heures
du matin ?
Il est chiant ton
patron. »
« Sans doute... »
Je soupire, plus de
fatigue que de dépit. Je me retourne sur moi-même pour capter son
regard. Et nous restons là sans parler. En fait je crois que nous ne
nous sommes jamais disputés. Depuis le début, quand quelque chose
gênait, nous restions là à nous regarder sans un mot dit, juste
avec les yeux. Comme d'habitude, je ferme les yeux, et ma déception
est passée. Je me blottis contre lui, laissant alors Morphée nous
emporter tous les deux, même si je sens que lui n'est pas totalement
serein... .
~¤~
La matinée est
déjà bien avancée quand les cloches de l'église d'en face me
tirent enfin de mon sommeil. Je me défais de l'étreinte amoureuse
de mon compagnon et me rends dans la cuisine. Une fois de plus, il
est trop fatigué pour se lever, et je prends mon repas seule. Je me
gratte la tête en étouffant un bâillement : mine de rien je sens
que je suis toujours un peu vexée par son absence de la veille. Je
glisse machinalement la dosette de café dans la machine, allume la
radio et vais me poster à la fenêtre pour observer à travers les
lamelles de bois du store tous ces pauvres gens tirés aux quatre
épingles qui rentrent dans l'église. Comme tous les dimanches, je
repère les « mama blacks », comme les appelle mon père, qui sont
hautes en couleurs. Un sourire s'étire en travers de mon visage en
repensant à ce jour où je l'avais entendu commenter les arrivées à
un mariage.
« Oh la belle
rouge. Oh la jolie bleue. Waow la verte elle est énorme. »
Mon père... . Un
petit rire me fait tressauter.
Le café est prêt,
j'attrape ma tasse pour la porter à mes lèvres. J'écoute à peine
le flash info, mais j'apprends qu'une nouvelle victime a été
trouvée lacérée dans une benne à ordure. La septième en quinze
jours. J'éteins l'appareil, coupant le journaliste dans sa phrase :
"je n'ai aucune envie de commencer ma journée par des nouvelles
glauques..." Tout en buvant, je passe un regard inquisiteur sur
l'appartement que je partage avec l'homme qui se trouve actuellement
dans le lit. Du coin cuisine, j'ai une vue prenante sur tout le
studio. De l'autre côté du plan de travail, perpendiculaire aux
fenêtres, se trouve notre canapé en cuir vieilli. Je l'ai hérité
du grenier de ma tante qui cherchait à s'en débarrasser. Mais vu le
bazar régnant dans la pièce, j'en viens à me demander s'il n'était
pas mieux sous les toits.
Je lâche un soupir
las et repose ma tasse. Il avait encore tout jeté en arrivant, et
c'était à moi de ranger derrière lui. Je fais le tour de
l'appartement en ramassant tous les habits qui traînaient.
Finalement, ce n'était pas entièrement sa faute, à moins, bien
sûr, qu'il ne porte des soutiens-gorges en dentelles rose dans mon
dos. La pile de vêtements dans les bras, je me rends dans la salle
de bains pour tout mettre dans le panier de linge sale. En ouvrant la
corbeille en osier, mes yeux s'arrêtent alors sur un t-shirt blanc
cassé qui était roulé en boule tout au fond. Posant le reste des
habits à côté, je l'attrape et le déplie à hauteur de visage. Je
le lâche la seconde d'après, retenant un cri d'effroi. C'était
bien ce que j'avais vu : du sang. Le T-shirt en était maculé, et il
y en avait beaucoup, trop peut-être. Ce T-shirt, il n'est pas à
moi. Et vu la taille, ça ne peut être que le sien. Des milliers de
questions se bousculent dans ma tête. Comment, pourquoi, à qui,
quand … ?
J'ai le cœur qui
bat à 100 à l'heure. Mes poumons se raidissent et j'ai du mal à
respirer. Oh non, pas une autre crise. Je ne contrôle plus rien. Je
tremble comme une feuille. D'une démarche mal assurée, je fouille
dans les placards au dessus de l'évier à la recherche de mes
médicaments. Bordel mais où est cette foutue ventoline ? Je vide le
placard sur le sol en bousculant son contenu avant de mettre la main
sur l'inhalateur, enfin. Je m'assois comme je peux en essayant de ne
pas me cogner et prends deux inspirations retenues du médicament. Ma
gorge se détend, mes poumons aussi. Je sens l'air circuler plus
facilement dans mes bronches, ce qui m'apaise. Je sens les lourds
battements de mon cœur résonner dans ma tête, prémisse d'une
affreuse migraine.
Abandonnant tout le
linge sur le carrelage de la salle de bain, je retourne dans la pièce
à vivre pour m'affaler dans le canapé. J'ai maintenant tellement
mal à la tête que j'ai le sentiment qu'elle va exploser d'une
seconde à l'autre. Pour certains, on dit en riant que ce n'est pas
bon de réfléchir : pour moi c'est le cas. Et à cause de ça, je me
suis condamnée à mourir conne.
Conne. C'était ce
que j'étais. J'avais toujours eu plein de questions en tête et si
peu de réponses. Mes angoisses se comptent par milliers, mes peurs
par centaines et mes plaisirs... sur les doigts d'une main. Je suis
pathétique, et cette douleur martelant dans ma tête en est la
preuve. Je gémis tellement j'ai mal. Et dire qu'aucun médocs ne
peut m'aider ; mon généraliste a même baissé les bras. Comme un
bruit de fond, j'entends alors une voix familière.
« Gil ? »
Au fait, je ne me
suis toujours pas présentée : je m'appelle Gillian et lui, c'est
Pierre. Je le sens s'approcher de moi et me prendre dans ses bras. Il
me caresse le dos et me murmure des mots tendres. Je le sens inquiet,
j'ai l'habitude. Je n'entends pas grand-chose, comme un bruit de
fond, mais je devine toute son inquiétude dans son regard et dans
les vibrations de sa voix contre mon corps. Je ne sais pas combien de
temps nous sommes restés là, je ne le sais jamais dans ces cas-là.
Mais au final, ses bercements me calment et atténuent ma migraine.
Peut-être que c'est ça que mon généraliste devrait faire.
« Gil, parle-moi !
Dis-moi ce qu'il se passe ! »
Je le regarde droit
dans les yeux mais je ne réponds pas. Je suis perdue. Je ne sais
plus quels mots je dois utiliser, quelles questions je dois poser.
Pourtant, il y a quelques minutes encore je savais tout ça. Pierre
me fixe en silence. Je lis dans son regard son incompréhension, sa
peur. J'en suis émue. Finalement, le poids est trop lourd à porter
et je fonds en larmes. Il me sert contre lui et se remet à me bercer
pour me calmer, et moi je vide toutes les larmes de mon corps sur son
épaule. Le tissu de son pyjama est trempé mais je m'en fiche, et je
crois que lui aussi. Quand mes sanglots se font plus rares, je me
défais doucement de son emprise pour me mettre face à lui. J'ai la
gorge nouée mais j'essaye quand même d'articuler quelques mots.
« Je... j'ai...
Ton tee-shirt. Il est... il y a du sang partout. »
Et puis j'ai peur.
Et s'il était blessé ? Et si c'était grave ? Je me jette presque
sur lui pour regarder. Sa peau est douce et elle dégage une chaleur
agréable, celle qui m'avait fait craquer pour lui, mais pas de
blessure. Rien. Que dalle. Son tee-shirt était tâché de sang, mais
lui n'avait rien du tout.
« Pierre,
explique-moi ! » Je sens l'adrénaline et l'angoisse monter au
rythme où mes larmes se sèchent ; je n'ai plus la tête à pleurer.
« Dis quelque chose, Pierre ! Qu'est-ce qu'il se passe ? Que
t'est-il arrivé ? Pourquoi ton tee-shirt est plein de sang alors que
tu n'es pas blessé ? »
Je m'éloigne un
peu. Il essaye de me saisir les mains alors que je m'agite dans tous
les sens. Je sens qu'il me cache quelque chose. C'est trop gros pour
être passé à la trappe comme le reste.
« Mais de quoi tu
parles ? T'es sûre de ce que tu racontes ? »
« Je ne suis pas
folle ! J'ai bien vu le tee-shirt, j'ai bien vu le sang ! »
D'un bond, je sors
du canapé et file chercher le vêtement qui n'a pas bougé. Une fois
de retour dans le salon, je l'agite sous le nez de Pierre.
« Là, tu le vois
là ? » crié-je avant de me calmer.
« Ça ? Mais ce
n'est pas du sang ça, mon amour... »
« Pardon ? » J'en
crois pas mes oreilles. Il cherche à me baratiner.
« C'est de la
sauce Burger. Hier en rentrant du boulot j'suis passé en dépanner
un pote qui en avait récupéré un pot et il s'est renversé sur moi
dans les escaliers. »
« De... de quoi ?
» je ne contrôle plus ma voix qui s'envole alors dans les aigus «
de la sauce burger ? C'est ça ton excuse ? De la sauce bur.... Tu me
prends vraiment pour une imbécile ? En plus si tu avais eu un pote
avec un plan sauce burger, cela ferait longtemps que tu t'en serais
vanté. »
« Gil... »
« DU SANG, Pierre
! Du putain de sang plein sur ton tee-shirt. Et tu sais c'est quoi le
pire ? Les traces qu'il a laissé au fond du panier ; tu sais ce que
ça signifie ? »
« Que... »
« QU'IL ETAIT
FRAIS HIER ! »
La scène se fige,
le temps semble avoir déserté les lieux. Je me sens déconnecté de
mon propre esprit. Je sors de mon corps et je vois les choses d'un
œil différent, d'un œil plus attentif. Oh mon Dieu... oh merde...
Je tiens l'objet de ma crise fermement dans ma main, le bras tendu
devant moi. Mon corps se crispe, mes muscles se raidissent de rage,
de stress et de peur. J'ai l'impression que des milliers d'aiguilles
filent à vive allure à travers moi. Et puis je prends conscience de
ce que je viens de dire. Je me rends compte de la portée de mon
raisonnement. Je me rends compte qu'en face de moi se trouve....
« Pierre ? »
laissent s'échapper mes lèvres à mi-voix. Il me regarde toujours,
le visage neutre, l'air d'avoir suivi mes pensées. Il répond.
« Hmm ? »
« Ca va faire deux
semaines que tu rentres tard comme hier, et ce plusieurs fois par
semaine. Et à chaque fois... »
Ma gorge s'est
asséchée sans que je m'en aperçoive, j'ai la voix blanche et
monocorde. Je sens une boule se former sous ma pomme d'Adam et un
creux dans mon ventre.
« A chaque fois ?
Continue, Gil ! »
« A chaque fois,
le lendemain matin quelqu'un est retrouvé mort... . »
Autre silence
gênant. Un léger courant d'air fait danser mes mèches folles ;
Maman dirait que ce sont les anges qui viennent de passer qui jouent
avec mes cheveux. Je secoue la tête et plaqua mes mains contre mon
visage. Non ça ne peut pas être ça. Je sens le contact du tissu
imbibé de sang séché contre ma joue. Je l'avais complètement
oublié. Dégoûtée, un peu effrayée, je le jette loin de moi d'un
mouvement brusque. Il va se laisser choir à côté de Pierre, qui ne
m'a pas quitté des yeux. Pierre, toi qui me regardes comme ça, la
bouche scellée, parle-moi. Dis-moi que ce n'est pas ça, que je suis
juste folle, aussi folle que je le suis de toi. Et pourtant je ne
sais plus. J'ai peur, j'hésite. Et voilà, je recommence à faire ma
gamine. Les larmes sortent toutes seules. C'est en sentant mes mains
mouillées que je m'en rends compte. Je sens des bras qui se
referment doucement sur moi. Pierre. Tu es encore là. Quand tu ne
parles pas, tu sais exactement ce que tu dois faire. Malgré mes
craintes, je ne peux m'empêcher de me caler contre toi. Je me sens
bien là. J'y suis réellement chez moi. Ici, rien ne peut m'arriver,
nous arriver, devrais-je dire.
« Elizabeth
Kennes. » dit-il simplement. Je ne comprends pas pourquoi. Je me
retourne pour le regarder, lui demander silencieusement une
explication. « Hier, c'était Elizabeth Kennes. Elle a détourné
les fonds d'un orphelinat pour s'acheter une villa dans le Sud de la
France. La plupart des gamins ont fini à la rue »
Il se tait, me
laisse le temps de comprendre. Mes yeux s’écarquillent, ma
mâchoire tombe.
« Avant... Jacques
Nautrou. Un flic pourri qui prenait des commissions sur un réseau de
prostitution d'immigrées. Il y a eu... »
« STOP ! Arrête !
»
« Bénédicte de
St-Doyent, revendait des stupéfiants mal conçus »
« Je ne veux pas
savoir... »
« Plusieurs ados
sont morts. Annie Lecolier, qui extorquait de l'argent à des
familles en échange d'un bon rapport aux services sociaux. André
Saverre, prêtre pédophile, »
« Tais-toi... »
« James O'Fitcher,
il violait et battait sa femme et sa belle-fille. »
« Pourquoi tu me
fais ça ? »
« ... »
Il ne répond plus.
Il a enfin arrêté de parler. Durant son énumération, mes sanglots
s'étaient faits spasmodiques. J'étais prise de haut le cœur, je le
frappais mais il continuait. Ma tristesse me privait du peu de force
qu'il me restait. Doucement j'avais glissé le long de son corps
immobile et je m'étais accrochée à ses jambes. Je suis là,
pathétique, à pleurer dans le jean d'un tueur. Mais je n'ai
pourtant aucune envie qu'il parte. Et moi, est-ce que je dois partir
? Il se penche pour se mettre à ma hauteur. Son regard est doux et
rassurant. Je sens une chaleur apaisante grandir en moi. Je crois que
je m'en veux pour ça.
« Gil... ? »
« ... »
« Il fallait que
je fasse quelque chose. Je... Je ne te demande pas de comprendre, ni
de m'aider – je ne te ferai jamais ce tort – je voudrais juste
que tu acceptes. Je ne veux pas te perdre pour ça, Gil. Je me rends
bien compte que c'est risqué, stupide et illégal. Mais il fallait
que quelqu'un réagisse, qu'une leçon soit donnée. Gil,
regarde-moi. Regarde-moi dans les yeux et dis-moi ce que tu vois.
Est-ce que c'est le regard d'un psychopathe, d'un fou ? Je ne suis
pas fou, Gil, et toi non plus. La société a besoin d'un coup de
pouce pour avancer. Elle a besoin de peur pour comprendre. On vit
dans un monde anormal, personne ne réagit à rien. Il n'y avait pas
d'autres moyens. »
« Il y a toujours
un autre moyen ! »
« Gil... »
« Comment peux-tu
me demander de passer à côté de ça ? C'est trop gros ! Non mais
tu te rends compte de ce que tu me demandes ? Ça porte un nom :
complicité de meurtre. Ne me dis pas qu'il n'y avait que ça à
faire. Il y a toujours un autre moyen... .Seulement, on ne le sait
jamais. On ne l'a pas encore trouvé... . »
Je l'entends qui
pousse un soupir de soulagement. Je ne sais pas combien de temps je
tiendrai, mais je veux bien lui donner une chance. Je veux bien
essayer.
« Je ne dirai rien
à personne. Mais s'il nous arrive quoique ce soit, j'irai voir la
police. »
« Merci, Gil... Je
ne sais pas où j'en serais sans toi aujourd'hui. J'ai besoin de toi
à mes côtés. »
Un petit rire jaune
m'échappe, mais je me tourne vers Pierre et, lentement, me rapproche
de lui. Sans se quitter des yeux, nos visages sont tout près l'un de
l'autre. Je sens sa respiration effleurer ma peau. Je sens son odeur
engourdir mes sens. Je sens que je l'aime, et qu'il m'aime. Si un
jour on m'avait dit que je ferais le bonheur d'un tueur... .
Un
petit récit sur thème que je n'avais pas prévu mais qui m'a été
inspiré d'une phrase entendue à la volée du petit écran : "Un
jour, tu combleras un tueur, mais pas moi, plus maintenant".
Merci à Camille G. pour ... tu sais pourquoi.
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